Les progrès de la connaissance

 

 

 

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Connaître, c'est au moins citer et situer

Connaître les éléments du paysage, c'est-à-dire une chaîne de montagnes, une mer, un fleuve, c’est avant tout avoir conscience de leur existence et les situer avec justesse ; c’est ensuite pouvoir donner avec précision des informations telles qu’elles puissent servir à d’autres qui voudraient y voyager ou édifier une représentation d’un paysage  en faisant preuve de clarté dans la situation des montagnes, dans l’organisation des éléments qui forment le paysage, et par là-même dans leur orientation.

Orienter et s’orienter est en effet un des fondements de la géographie. Les Anciens se préoccupaient par exemple de l’orientation d’un massif plutôt que de celle d’une montagne isolée, ce qui paraît assez logique, puisqu’un massif est souvent perçu comme une barrière dans le paysage, qui gêne un passage rapide et facile.

A la période romaine, la situation précise et l’orientation des fleuves et des montagnes peuvent servir au voyageur, au militaire, à l’ethnologue, au naturaliste, au cartographe. Les connaissances ont donc pour fonction d’être utiles.

On peut penser que la carte d’Agrippa affichée à la vue de tous à Rome dès le début du 1er siècle ap. J.-C. figurait les montagnes, les mers, les fleuves et tentait de donner des repères précis sur toute l’étendue du monde connu par les Romains, c'est-à-dire non seulement sur tous les territoires de l’Empire, mais aussi sur les extrémités du monde connu. Les cartes sont conçues par les Romains non pas dans un but scientifique de connaissance géographique en soi, mais comme un outil pratique visant au contrôle de l'espace et à la mise en valeur des territoires.

Par un traité d'art militaire (Végèce, fin IV e s. après J.-C.) et des allusions littéraires dispersées dans la littérature gréco-latine, on sait que les Romains utilisaient des cartes régionales et oecuméniques dans un but stratégique de préparation militaire. Ils traçaient aussi des plans et des cartes très précis pour établir les cadastres.

On retrouve ces tentatives de clarification et d’énonciation d’une pensée géographique et des connaissances du monde romain à travers les sources littéraires, qu’elles soient à vocation géographique et didactique, historique ou poétique. Ainsi, Strabon revendique-t-il avec insistance, dès l’introduction de son œuvre, la rigueur d’une « méthode scientifique » où l’utilisation de la géométrie est indispensable pour décrire notamment les « formes » et les « dimensions » (I, 1 , 20) : « Au premier chef semble-t-il, nous l’avons déjà dit, la géométrie et l’astronomie sont indispensables pour une telle entreprise. Et elles sont indipensables, véritablement : il n’est pas possible en effet de saisir correctement figures, climats, dimensions et autres choses analogues, sans une telle méthode scientifique. »

La géographie implique une formation scientifique, pour écrire en maniant les concepts géométriques, et pour les lire en les reconnaissant. Strabon ne les présente pas comme un conseil, mais comme une exigence pour le géographe et ses lecteurs. Or Strabon clôt significativement sa phrase sur un mot extrêmement important : meyéodow . Il parle donc d' « étude méthodique d’une question scientifique ».

Par exemple, dans l’idée de « connaissance des montagnes », il faut distinguer la simple citation d’un nouveau massif dont l’existence était jusqu’alors inconnue, l’indication de sa situation géographique précise (ces deux niveaux ne nécessitant pas une pénétration dans le massif) et sa réelle « connaissance » dans le sens où il apparaît nettement que les Romains ont pénétré dans la montagne et noté des caractéristiques précises.

 

Les critères de l'avancée de la connaissance géographique

Connaître un paysage, c’est se créer des repères. Il faut donc situer ses différents composants dans un pays ou dans une région, c'est-à-dire signaler leur présence, et pour cela citer à l’appui d'autres repères utiles -déjà connus ou nouveaux, naturels ou anthropiques- tels que villes, côtes, fleuves, montagnes ou encore extrémités du monde connu. C'est d'ailleurs ce qu'a écrit le Grec Polybe : "il ne faut pas hésiter à prendre comem point de repère tantôt les ports, les mers et les îles, tantôt les temples, les montagnes et les appellations territoriales" (V, 22, 7)

Avec les conquêtes romaines et l’avancée des troupes dans des espaces qui paraissaient répulsifs au premier abord, les connaissances deviennent plus précises, les erreurs sont rectifiées, surtout vers le sud, et vers l’est du monde connu, notamment en Afrique et en Orient, au-delà des limites de l’empire.

Les auteurs antiques peuvent donc citer un plus grand nombre de montagnes et de fleuves, et différencier notamment plus précisément les massifs proches les uns des autres qui étaient auparavant fallacieusement conçus comme une globalité. On peut alors constater un progrès dans la connaissance des massifs situés dans des régions autres que la proximité immédiate de Rome sous l’Empire.

L’Europe de l’ouest est suffisamment bien connue dès le début de l’Empire et même la fin de la République pour qu’il soit impossible de découvrir par la suite des mers, des  fleuves et des montagnes totalement ignorées de tous jusque-là. Au mieux, on affine les connaissances en corrigeant des erreurs de localisation ou de globalisation des différents massifs, on recense des lacs, des forêts. Par contre, les apports de nouvelles informations sont perceptibles pour les nouvelles régions de l’Empire. Si l’on compare les cartes (cartes_du monde_selon auteurs ) du monde connu que l’on a pu tracer à la lecture de géographes anciens (Eratosthène, Strabon, Pomponius Méla, Denys le Périégète, Orose, Ptolémée, par exemple), l’extension de la connaissance géographique est très nette et très importante, sauf quand il s’agit de compilateurs de la tradition comme Denys qui écrivaient de façon mnémotechnique dans un but qu'on peut qualifier sans jugement péjoratif de "scolaire" (auteurs_antiques.)

A titre d'exemple, si l’on considère les quelques présentations en liste des montagnes connues, il est évident que la liste s’est allongée au cours des siècles. Ovide (poètes et_romanciers) (Mét., II, 217-226) cite 23 montagnes majeures du monde connu lors du récit du mythe de Phaéton : Athos, Taurus, Tmolus, Oeta, Ida, Hélicon, Hémus, Etna, Parnasse, Eryx, Cynthe, Othrys, Rhodope, Mimas, Dindyme, Mycale, Cithéron, Caucase, Ossa, Pinde, Olympe, Alpes et Apennin. Comme on peut le constater, la majorité des montagnes citées sont des montagnes de Grèce, de Thrace, de Thessalie ou d’Asie Mineure, connues par des mythes. S’ajoutent à la fin de la liste les deux massifs les plus importants d’Italie : Alpes et Apennin.

Ce sont donc proximité de Rome et réputation littéraire qui sont les critères de son choix, loin de toute préoccupation de géographie physique. Quatre siècles plus tard, Vibius Sequester (géographes ) fait une liste des fleuves, des marais, des montagnes et des peuples. Il cite 97 montagnes, parmi lesquelles il présente les traditionnelles grandes montagnes grecques, les collines de Rome, les monts du Latium et même des montagnes insulaires très mineures. En Afrique, il ne cite que l’Atlas. Cette proportion est révélatrice de l’état des connaissances sous l’Empire : il demeure que l’Afrique est le continent le moins bien connu des Anciens, sur lequel la proportion d’erreurs par rapport à l’ampleur territoriale est la plus importante.

Cependant, il faut noter dès l’abord que les sources romaines ne reflètent pas toujours immédiatement le progrès des connaissances militaires ou civiles de leur époque ; la documentation littéraire antérieure garde un poids prépondérant.

De plus, il faut faire la distinction entre les témoignages directs de voyages personnels et une géographie de cabinet. J. Desanges parle dans cette perspective de « regards plus érudits que vifs et spontanés ». Par exemple, sur l’Afrique qu’ils n’ont guère visitée (sauf l’Egypte pour Strabon), Strabon et Méla (géographes) n’apportent guère d’informations nouvelles et celles-ci peuvent être périmées, alors que Pline incorpore des données nouvelles et semble avoir eu une expérience personnelle d’une partie de l’Afrique qui lui permet d’apporter des précisions intéressantes. Denys le Périégète est l’exemple même du géographe de cabinet qui préfère résumer dans un but didactique les traditions séculaires sans apporter de nouvelles connaissances et à cet égard, il est tout à l’opposé de Ptolémée (géographes), qui écrit pourtant à la même période que lui, qui n’a sans doute pas plus voyagé, mais qui a accumulé une quantité inégalée de toponymes en consultant la bibliothèque d’Alexandrie. Une grande proportion des montagnes recensées n’apparaît que chez Ptolémée. C’est la preuve d’un progrès certain de la connaissance des montagnes dont Ptolémée rend compte au IIe siècle ou au moins de l’attribution d’un nom à des montagnes qui pouvaient être connues sans être évoquées avec précision. J. Desanges (Regards sur la Méditerranée, Paris, 1997, p.39) écrit ainsi que Ptolémée est « à l’apogée de la connaissance géographique dans l’Antiquité ».

Certains fleuves et montagnes nouvellement cités par Ptolémée (qui emprunte très largement à Marin de Tyr, dont l’œuvre est perdue), sont indubitablement liés à une avancée géographique romaine sur des territoires inconnus auparavant, en particulier dans l’est de l’Asie. Ceci dit, cela ne signifie pas nécessairement que les coordonnées qu’il fournit sont justes, en particulier quand on s’éloigne du littoral, et il vaut mieux parler d’évaluation grossière que de situation exacte.

 

 

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