Ascensions et curiosité

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Les ascensions et la notion de panorama

Les ascensions jusqu’à de hauts sommets sont donc signalées comme des exceptions notables dans les textes antiques. Strabon précise par exemple que peu de gens ont gravi le Mont Argée de Cappadoce, qui est en effet un sommet impressionnant par ses 3916 m d’altitude (XII, 2, 7) . Il y a quelques exemples d’ascensions dans des buts qu’on peut aujourd'hui qualifier de purement « touristiques » ou religieux, par exemple l’ascension de l’Etna pour jeter dans le cratère un objet, ce qui étant censé porter chance.

La curiosité scientifique

Sous l’Empire, bien que l’appétit grandissant de connaissances physiques stimule l’essor de la géographie « scientifique », rares sont les témoignages d’ascension de montagne dans ce but, par « engouement » pour les grands problèmes de la Nature, par une ferveur savante qui seconde la curiosité géographique. Certes, les volcans fascinent les Romains. Profitant du voyage en Sicile de son ami, Sénèque, dans une de ses Lettres, demande à Lucilius de monter « pour lui » au sommet de l’Etna, pour répondre à des questions scientifiques sur le volcanisme et tenter de discuter avec des observations de terrain une théorie élaborée par d’autres (Ep., 79, 2) : « Je me risquerais à te demander de faire, en mon honneur, l’ascension du mont Etna, qui se consume et s’affaisse continuellement, au dire de certains qui se réclament du fait qu’autrefois on le voyait de plus loin en mer ». Et il lui demande des observations précises (Ep., 79, 4) : « Mais laissons pour l’instant ces questions, pour les reprendre quand tu m’auras écrit à quelle distance du cratère s’étendent ces neiges (…) ». 

 Strabon a procédé d’une autre façon quand il s’est intéressé à l’Etna : il a visiblement interrogé des voyageurs qui ont gravi l’Etna par curiosité pour le volcan et qui sont même allés observer de près le cône volcanique sommital (VI, 2, 8) : « Des voyageurs qui ont fait récemment l’ascension de l’Etna  nous ont raconté qu’ils avaient trouvé un plateau uni au sommet (…) au milieu ils avaient vu une sorte de cône cendré (…). Deux d’entre eux s’étaient risqués à poursuivre leur marche sur le plateau, mais ils avaient dû revenir sur leurs pas parce que le sable devenait de plus en plus brûlant et plus profond sous leurs pieds (…) ». De ce fait, il connaît la marche à suivre pour l’ascension « touristique » du volcan : les voyageurs sont hébergés dans l’agglomération au pied du volcan, et celle-ci leur fournit des guides (VI, 2, 8) : « Près de Centoripa se trouve l’agglomération d’Etna dont nous avons parlé tout à l’heure. C’est elle qui héberge les voyageurs désireux de gravir la montagne et qui leur fournit des guides ». Ces voyageurs permettent à Strabon de discuter la crédibilité de la légende d’Empédocle qui se serait jeté dans le cratère.

L’autre raison scientifique pour laquelle les Anciens peuvent avoir besoin de gravir une montagne est l’intérêt pour des plantes ou des minéraux que l’on ne trouve que sur les sommets.

La contemplation du panorama : l’ouverture sur un vaste tableau du paysage, une démarche esthétique ?

Chez quelques auteurs apparaît l’intérêt de la contemplation d’un paysage depuis un sommet en belvédère, qui permet d’avoir une vue dégagée à longue distance et un panorama ouvert de façon très large. Toutefois, l’ascension pour ce motif paraît saugrenue à un historien tel que Tite Live, qui qualifie de uanitas itineris, « inutilité du voyage » (XL, 22, 5) l’expédition entreprise par Philippe de Macédoine en 181 av. J.-C., pour gravir l’Hémus en Thrace, qui plus est par un unique « accès extrêmement difficile » (perdifficillimum aditum) (XL, 21, 2). Celui-ci voulait contempler un point de vue exceptionnel. « Le désir de monter au sommet du Mont Haemus s’était emparé de lui, car il avait souscrit à l’opinion commune selon laquelle on pouvait, de là, apercevoir à la fois le Pont-Euxin, l’Adriatique, le Danube et les Alpes.(…) » (21,3).

Les géographes témoignent de temps en temps de leur propre ascension de montagne. C’est l’occasion de belles descriptions de panoramas, salués à leur juste valeur par les auteurs antiques qui les ont contemplés. Mais il faut remarquer dès l’abord qu’il ne s’agit jamais de montagnes en milieu glaciaire. La lutte pour avancer dans un environnement hostile et hivernal exclut d’avance toute contemplation esthétique. Dans le cadre de la guerre entre les Romains et les Perses, en 359, Ammien Marcellin fournit un témoignage très personnel d’observation directe d’un panorama dans un but stratégique, ce qui justifie l’emploi, très rare  du mot latin orizonta. Il a passé vraisemblablement le massif oriental du Tur’Abdin, une ligne de hauteurs qui tombent en falaise abrupte (ce qui explique l’emploi en latin de rupes) sur la plaine  et qui permettent, dit-il, de voir à 75 km de distance (XVIII, 6, 21) : « Je suis envoyé en direction des hautes montagnes très éloignées à partir desquelles, n’eût été la défaillance de la vue, tout objet, même le plus réduit, apparaissait à 50 milles ».  Du haut des Monts Cardouques, en Gordyène, il peut observer l’armée perse qui défile sous ses yeux (XVIII, 6, 22) : « Dès les premiers feux du soleil, nous distinguions toute l’étendue des terres que nous dominions- ce que nous appelons horizon- couvertes d’armées innombrables. ».

Sénèque utilise le mot prospectum pour évoquer le panorama qui s’ouvre largement depuis des montagnes en critiquant les constructions luxueuses qui s’y installent pour en bénéficier (Ep., 89, 21) : « Vos palais ont beau faire éclater leurs splendeurs en tous lieux : ici sur des monts d’où l’œil embrasse un immense horizon de terre et d’eau (…). ». A travers cette critique de Sénèque, on a un témoignage sur l’intérêt porté aux situations panoramiques pour les constructions de villas romaines.

Dans un but « touristique », Strabon est monté à l’Acrocorinthe en 29 av. J.-C., comme il le dit explicitement (VIII, 6, 21). On a alors le compte-rendu d’une expérience personnelle dans un long passage (VIII, 6, 22) : « Du sommet, on aperçoit en direction du Nord les massifs élevés et enneigés du Parnasse et de l’Hélicon, qui dominent tous les deux le golfe de Crisa (…) ; vers le couchant, le territoire qui s’étend entre Corinthe et l’Asopie (…) ; vers le sud, le territoire de Ténéa qui fait partie de la Corinthie (…) ; vers l’est, l’Isthme (…). Il s’agit de la description d’une vue panoramique distribuée par orientations précises des différents « territoires » et des régions de Grèce (la Phocide, la Béotie, la Mégaride, la Corinthie, la Sicyonie, l’Asopie, l’Arcadie sont citées), visibles au moins partiellement depuis l’Acrocorinthe. Strabon met également en valeur l’intérêt d’une vue surplombante et panoramique (à 360°) depuis le sommet du Mont Tmolus sur les plaines de  Lydie (XIII, 4, 5) : « Le Tmolos, une belle montagne avec un panorama au sommet (…) d’où l’on  voit de façon surplombante les plaines qui l’entourent, en particulier la plaine du Kaystros ».

Pausanias semble également fournir un très bon exemple de description personnelle de vue panoramique depuis un des sommets du massif du Mont Lycée d’où, dit-il,  « le regard embrasse presque tout le Péloponnèse »  (VIII, 38, 6) avec l’emploi très significatif en grec du mot composé séunoptow. Il se trouve sur le moderne Mont Saint-Elie, à 1334 m d’altitude, sur le monticule consacré à Zeus Lykaios. Or le Lycée domine largement les sommets alentours et le regard porte loin depuis le sommet, à courte distance sur les autres parties du massif, ce qui explique que Pausanias décrive ensuite le sanctuaire d’Apollon qu’il aperçoit à l’est et à longue distance.  Selon. Madeleine Jost, Pausanias s’est sans doute fait expliquer les principaux sites visibles vers l’est et le nord, depuis le sommet du Lycée, ce qui justifie l’ordre de sa présentation.:

Panorama vers l’Est depuis le pic sacré du  Mont Lycée, Grèce

Dans le même ordre d’idée de curiosité pour une vision à longue distance, les auteurs antiques aiment les montagnes qui permettent d’avoir un panorama ouvert à la fois sur deux mers. Strabon rapporte que le sommet du Mont Argée (3840 m) permet de contempler un panorama exceptionnel, puisqu’ « on apercevrait par temps clair le Pont-Euxin et le golfe d’Issos » (XII, 2, 7) (ce qui est faux !).

Solin cite le Mont Neptunien en Sicile parce que celui-ci permet de « voir la mer de Toscane et l’Adriatique » (à la pointe nord-est de la Sicile, près de Messine) (V, 12) : « On cite encore deux monts, le Nébrode et le Neptunien ; du haut de ce dernier on découvre la mer de Toscane et l’Adriatique ».

 Pomponius Méla évoque le Mont Haimos qui a pour réputation d’être « tellement haut que du haut de son sommet, il laisse voir l’Euxin et l’Adriatique » (II, 17). C’est en fait une idée fausse que Strabon dénonçait déjà chez Polybe,  issue de l’impression de hauteur très dominante qu’a laissé le Mont Haimos (le moderne Balkan/Stara Planina) avec ses 2376 m d’altitude et de sa situation géographique à peu près au milieu de la Thrace (VII, 5, 1) : « Polybe prétend qu’on peut voir de là les deux mers, ce qui est faux ; la distance en direction de l’Adriatique est trop grande et la vue est arrêtée par beaucoup d’obstacles. ». Strabon  fait ici une remarque très concrète qui laisse présumer qu’il a gravi lui-même cette montagne, puisqu’il parle de « nombreux obstacles à la vue ».

Ainsi, à propos du panorama depuis une montagne, Pline le Jeune va-t-il jusqu’à parler de « plaisir » esthétique (magnam uoluptatem), car la hauteur du point de vue permet d’avoir un véritable « tableau » (pictam) (Ep., V, 6, 13) : « Vous aurez le plus vif plaisir à contempler l’ensemble du pays depuis la montagne, car ce que vous verrez ne vous semblera pas une campagne, mais bien un tableau de paysage d’une grande beauté. ».

C’est l’idée de l’ouverture de plans successifs des points de vue qu’apprécient les Romains, comme l’explique Stace lorsqu’il fait l’éloge du paysage aux alentours de Sorrente, depuis la villa qui ouvre la vue sur un très vaste paysage (Silves, II, 2). La montagne est un agent de la vue exceptionnelle, car panoramique, mais aussi (plus rarement), elle est signalée comme objet à voir dans le paysage, à condition qu’il s’agisse d’un arrière-plan, ce qui explique pourquoi elle n’est presque jamais sujet principal des peintures ou mosaïques.

Des ascensions célèbres

Certaines montagnes ont été l’objet d’ascensions par des personnages éminents et sont devenues célèbres dans l’Antiquité parce qu’elles présentaient une particularité intéressante. Nous avons déjà évoqué l’Hémus (Haemus, Haimos), qui était célèbre pour son panorama. On peut alors parler de but véritablement touristique, quand on monte pour contempler le lever du soleil. D’après la Vie d’Hadrien dans l’Histoire Auguste, l’empereur Hadrien a gravi deux montagnes importantes dans le but de contempler le lever du soleil, particulièrement beau depuis de hautes montagnes. Il s’agit de l’ascension de l’Etna, qu’il a effectuée non pour étudier le volcan, mais, dit l’auteur, dans un but de plaisir purement esthétique, parce qu’il se forme un arc en ciel : « Il s’embarqua ensuite pour la Sicile et y fit l’ascension de l’Etna pour contempler le lever du soleil qui, à ce qu’on dit, offre une variété de couleurs qui forme un arc en ciel » (HA, Hadrien, XIII, 3). La citation de cette ascension dans un but qu’on peut qualifier de touristique est l’occasion d’un témoignage sur l’intérêt porté aux curiosités telles que des couleurs particulières depuis le sommet d’une montagne, peut-être explicables par la proximité de l’Etna avec la mer et la possibilité de formation d’un arc en ciel dans le brouillard qui peut se lever au contact entre la mer et la montagne.

La même raison est invoquée pour l’ascension du Mont Casios de Séleucie (HA, Hadrien, XIV, 3) : « Il avait gravi de nuit le mont Casius pour y contempler le lever du soleil lorsqu’un orage éclata et que la foudre frappa de son souffle  la victime et le prêtre qui procédait au sacrifice ». Cette montagne est célèbre pour son panorama et sa lumière, comme l’atteste Pline l’Ancien  (V, 80) : « Le Mont Casius dont le sommet très élevé permet d’apercevoir le lever du soleil au quatrième quart, à travers les ténèbres, présentant par son parcours circulaire rapide une vue simultanée du jour et de la  nuit ».

Mais l’Histoire Auguste, en précisant que la foudre tombe à ce moment-là, nous apprend aussi que cette ascension se faisait dans un but religieux, car l’empereur était accompagné d’un prêtre qui faisait un sacrifice. Ammien Marcellin relate lui aussi l’ascension par l’empereur Julien du Mont Casius, dans le même but (XXII, 14, 4) : « A la fin, au jour fixé pour une fête, il fit l’ascension du Mont Casius, montagne boisée élevant dans les airs un sommet arrondi et d’où, au deuxième chant du coq, on peut voir les premiers rayons du soleil levant. Et comme il sacrifiait à Jupiter (…) ». La démarche religieuse peut donc accompagner la démarche « touristique », voire être la raison principale de l’ascension.

 

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