vers
le texte latin
Rutilius
Namatianus, Sur son retour
Traduction de E. Despois et Ed. Saviot, C. L. F. Panckoucke, 1843
vers
traduction du livre II
LIVRE PREMIER.
Tu t'étonneras sans doute, lecteur, de la
promptitude d'un retour qui me prive sitôt des jouissances de Rome. Peut-il
paraître long, le temps qu'on passe dans cette Rome adorée ? On ne trouve jamais
trop long ce qui plaît toujours. Mille et mille fois heureux ceux qui ont mérité
de naître sur cette terre fortunée; race généreuse des patriciens de Rome, à
l'illustration de leur naissance, ils joignent l'honneur d'être citoyens de la
ville éternelle. Les semences des vertus, présents venus du ciel, n'ont pu
tomber sur un sol plus digne de les recevoir. heureux aussi ceux qu'après les
citoyens de Rome, la, fortune a le plus favorisés, ceux qui jouissent du droit
de cité latine. Le sénat ouvre son enceinte sacrée au mérite étranger, et
regarde comme citoyens de Rome ceux qui sont dignes d'y être admis. Ils
partagent avec les autres sénateurs cette dignité souveraine, et sont, eux
aussi, les ministres de cette puissance tutélaire, objet de leur vénération :
ainsi la voûte éthérée du ciel unit à la terre le Dieu suprême. Mais ma fortune
m'arrache à ce sol bien-aimé ; et les champs de la Gaule me rappellent au lieu
de ma naissance. Ces champs ont été dévastés par de trop longues guerres ; mais
plus leur aspect est triste, plus ils ont de droits à ma pitié. On est moins
coupable d'oublier une patrie heureuse et calme ; mais les malheurs publics
exigent de chaque citoyen tout son dévouement. Je dois aux foyers de mes pères
mes larmes et ma présence ; souvent la douleur vient utilement nous rappeler à
nos devoirs. II ne m'est plus permis de méconnaître ces longs désastres, qu'on a
multipliés encore en négligeant de les réparer. Il est temps, après tant
d'incendies qui ont dévoré ces domaines, d'y rebâtir au moins d'humbles
chaumières. Nos fontaines, si elles avaient une voix, nos arbres mêmes, s'ils
pouvaient parler, pourraient par de justes plaintes stimuler ma lenteur, et
hâter mon retour en réveillant mes regrets. Bientôt, me séparant de la ville
chérie, je cède enfin, et je tire résigne, mais avec peine, à ce retour, bien
tardif cependant. Je choisis la route de mer ; dans la plaine les fleuves
débordés, sur les hauteurs des rochers à pic, rendent la route de terre
difficile. Depuis que la campagne de Toscane et la voie Aurélienne, que la main
des Goths a dévastées par le fer et par la flamme, n'ont plus d'habitations pour
éloigner les forêts ; de ponts pour contenir les fleuves, la mer, malgré ses
dangers, est une route plus sûre. Mille fois je colle mes lèvres sur ces
portes qu'il me faut quitter ; mes pieds ne dépassent qu'à regret le seuil
sacré. Par mes larmes, par mes hommages, je conjure Rome de me pardonner mon
départ; mes pleurs entrecoupent ma voix. Ecoute-moi, reine magnifique du
inonde, devenu ton domaine, Rome, toi dont l'astre brille parmi mes étoiles ;
écoute-moi, mère des hommes, mère des dieux, tes temples nous rapprochent du
ciel. Je te chante et te chanterai toujours, tant que le permettra le sort ; la
mort seule peut effacer ton souvenir. Oui, je pourrais plutôt méconnaître la
lumière du jour, qu'étouffer dans mon coeur le culte que je te dois ! Tes
bienfaits s'étendent aussi loin que les rayons du soleil, jusqu'aux bornes de la
terre qu'enferme la ceinture de l'Océan. C'est pour toi que roule Phébus, dont
la course embrasse l'univers ; ses coursiers se couchent et se lèvent dans tes
États. Les sables brillants de la Libye n'ont pu t'arrêter ; l'Ourse t'a
vainement opposé ses remparts de glaces. Aussi loin que le voisinage des pôles
permet à l'homme de vivre, aussi loin ta valeur a su se frayer un passage. Aux
nations diverses tu as fait une seule patrie ; les peuples qui ignoraient la
justice ont gagné à être soumis par tes armes ; et, en appelant les vaincus au
partage de tes droits, de l'univers tu as fait une seule cité. Nous
reconnaissons pour auteurs de ta race Vénus et Mars, la mère d'Énée et le père
de Romulus : ta clémence victorieuse sait tempérer la vigueur de tes armes ; tes
moeurs rappellent ainsi l'influence diverse de ces deux divinités. C'est pour
cela que tu te plais également à combattre et à pardonner ; à dompter ceux que
tu as pu craindre, à chérir ceux que tu as domptés. On adore la déesse qui
apporta l'olivier aux hommes, le dieu qui leur donna le vin, et l'enfant qui, le
premier, enfonça dans la terre le soc de la charrue ; la médecine par l'art de
Péon a mérité des autels ; la gloire d'Alcide en a fait un dieu. Et toi, dont
les triomphes embrassent et civilisent le monde entier, tu fais de l'univers une
vaste société ; c'est toi, déesse, toi que célèbrent tous les peuples devenus
Romains ; tous portent une tête indépendante sous ton joug pacifique. Les
astres, dans leur invariable et éternelle carrière, ne virent jamais empire plus
magnifique. Quel empire, en effet, comparer au tien ? Vainqueurs de leurs
voisins, les Mèdes n'ont uni leur territoire qu'à celui des Assyriens ; les rois
puissants des Parthes, les souverains de Macédoine n'ont dominé due
successivement. Et ce n'est pas qu'à ta naissance tu aies pu disposer de plus de
courages, de plus de bras ; mais tu as été plus prudente et plus sage. Des
guerres justement entreprises, ta modération pendant la paix ont fait briller ta
gloire et mis le comble à la puissance. Tu es moins grande par ta royauté même
que par la conduite qui t'en a rendue digne ; tes actions surpassent encore tes
magnifiques destinées. Entreprendre de compter tes gloires attestées par tant de
trophées, ce serait vouloir nombrer les étoiles. Tes temples resplendissants
éblouissent nos yeux étonnés : telle doit être la demeure même des dieux. Que
dire de ces ruisseaux que des voûtes suspendent ait milieu des airs à une
hauteur où Iris élèverait à peine soir arc chargé de pluie ? on croirait voir
dans ces monuments des montagnes entassées jusqu'au ciel par la main de ces
géants dont la Grèce exalte les travaux. Détournés de leur cours, des fleuves
sont enfermés dans tes murs ; tes bains placés au sommet des édifices épuisent
des lacs entiers. Tu vois aussi circuler dans ton enceinte des eaux vives, nées
du sol même de la ville et qui y résonnent de toutes parts. La fraicheur
qu'elles répandent tempère les chaudes vapeurs de l'été, et l'on peut sans
danger se désaltérer dans leurs ondes limpide. Jadis un torrent d'eaux
bouillantes, jaillissant tout à coup du sol, rompit sous les pas de l'ennemi le
chemin de la roche Tarpéienne : si cette source avait continué de couler, on
pourrait ne voir dans cet événement que l'effet du hasard ; mais elle ne jaillit
que pour te secourir, puisqu'ensuite elle disparut. Parlerai je des forêts
enfermées dans l'enceinte de tes palais, et où des oiseaux égayent leurs maîtres
de leurs chants variés ? Le printemps t'appartient ; jamais il ne cesse
d'adoucir l'atmosphère, et l'hiver vaincu respecte ton délicieux
séjour. Relève ta tête chargée de lauriers, ô Rome, et que tes cheveux
blanchis se disposent sur toit front sacré, comme la chevelure d'une jeune
déesse ! Que ton diadème d'or fasse rayonner fièrement sa couronne de tours ;
que l'or de toit bouclier vomisse incessamment des feux. Oublie tes disgrâces,
et tu en effaceras le souvenir; méprise ta douleur, et tes plaies se fermeront.
Toujours ce fut ta coutume d'espérer le bonheur dans l'adversité : à l'exemple
du ciel, tu t'enrichis de tes pertes. C'est en disparaissant que les astres
préparent leur brillant retour ; la lune s'éteint heu à heu pour recommencer sa
carrière. La victoire d'Allia ne put retarder longtemps la perte de Brennus ; le
Samnite expia dans l'esclavage le cruel traité de Caudium : c'est après de
nombreux échecs que tu vis Pyrrhus fuir devant toi ; Annibal même eut à pleurer
ses succès. Les corps que leur nature maintient à la surface des eaux, remontent
avec un plus rapide essor et s'élancent plus haut du fond des ondes où l'on veut
les plonger ; un flambeau que l'on penche resplendit ensuite d'une plus vive
lumière ; ainsi, abattue un moment, tu te relèves plus brillante. Propage tes
lois, dont la durée égalera l'éternité ô Rome ; seule tu peux braver le fuseau
des Parques ; et pourtant aux onze siècles que comptent tes murs s'ajoutent
encore soixante-neuf années. Dans l'avenir tes destinées ne connaitront aucune
borne, tant que la terre restera immobile, que le ciel portera les astres. Les
malheurs qui renversent les empires te donnent une vigueur nouvelle ; ta
destinée est de renaître en grandissant toujours par tes maux. Courage ! et
que la nation qui t'a profanée tombe à tes pieds comme une victime expiatoire ;
que les Gètes tremblants courbent devant toi leur tête perfide. Qu'ils payent de
riches tributs à la terre enfin pacifiée ; que la dépouille des barbares
remplisse ton auguste sein. A toi pour toujours les récoltes du Rhin, à toi
celles que fécondent les débordements du Nil ; la terre, redevenue fertile, doit
nourrir à son tour la nourrice des nations. Que l'Afrique même t'apporte ses
moissons fécondes, cette terre si riche de son soleil, plus riche encore des
pluies que tu lui envoies. Que les sillons du Latium suffisent pourtant à tes
greniers ; que sous tes riches pressoirs coulent les vins de l'Hespérie. Que le
Tibre, le front ceint d'un roseau triomphal, soumette aux besoins de Rome ses
ondes obéissantes ; et qu'enrichissant tes murs par un paisible commerce, il
t'apporte d'un côté les fruits de tes campagnes, et que de l'autre le tribut des
mers remonte jusqu'à toi. Ouvre-moi, je t'en supplie, cette mer calmée par
l'influence de Castor et de son frère ; que Cythérée me guide et m'aplanisse la
route des ondes, si je n'ai point déplu quand je commandais aux enfants de
Quirinus, si j'ai toujours consulté avec respect le vénérable sénat. Jamais sous
mon gouvernement le crime n'a fait sortir du fourreau le glaive de la justice ;
mais c'est plutôt la gloire du peuple que celle du préfet. Soit que je puisse
finir ma vie dans les champs paternels, soit que tu doives un jour être rendue à
mes regards, mon bonheur dépassera tous mes voeux, si tu daignes toujours te
souvenir de moi. A ces mots, je pars ; mes amis m'accompagnent ; mes yeux se
mouillent de larmes au moment des adieux. Ils retournent à Rome ; seul Rufius
s'attache à mes pas, Rufius, la gloire vivante de son père Albinus ; il tient
son nom de la race antique de Volusus, et Virgile lui donne pour ancêtres des
rois rutules. Le palais est confié à son éloquence ; tout jeune encore, il a
mérité d'être l'organe de l'empereur. Au sortir de l'enfance, il avait déjà été
proconsul de Carthage ; il était à la fois la terreur et l'amour des colons
tyriens. Imitant toujours son père, il doit aussi obtenir les faisceaux ; si le
mérite est une garantie de succès, le consulat lui est assuré. Plein de
tristesse, j'ai dû employer la contrainte pour l'éloigner de moi ; mais cette
séparation n'a pas désuni nos deux âmes. Je m'embarque enfin à l'endroit où
le Tibre, séparé en deux branches, se jette vers la droite. On évite l'autre
embouchure, obstruée par les sables ; il ne lui reste que la gloire d'avoir reçu
Énée. Déjà Phébus avait cédé un plus grand espace aux heures de la nuit, et le
ciel pâlissait sous le signe du Scorpion. Nous hésitons à nous risquer sur la
mer, nous restons dans le port, et nous supportons sans regret le repos auquel
nous sommes condamnés, tandis que le coucher des Pléiades agite les ondes
perfides : nous attendons que la mer orageuse ait laissé tomber sa colère.
J'aime à regarder souvent la ville encore peu éloignée, et à contempler ses
collines qui s'évanouissent à notre vue ; partout où se portent mes regards, ils
jouissent de cette contrée chérie; je crois toujours apercevoir ce que désirent
mes yeux. Et ce n'est pas la fumée qui m'indique la place où s'élève la cité
dominante, la tête de l'univers ; pourtant Homère nous vante le charme d'une
fumée légère, qui monte vers le ciel du sein d'un lieu chéri : c'est la
blancheur du ciel, la sérénité de l'air qui révèle los sommets éclatants des
sept collines. Là rayonne toujours le soleil, et la pureté de la lumière semble
doublée par le jour que Rome se fait à elle-même. Souvent à mes oreilles
étonnées retentissent les bruits du cirque ; une ardente clameur m'annonce que
la foule remplit le théâtre. L'air ébranlé m'apporte des sons familiers ; est-ce
une réalité ? est-ce une illusion de mon coeur ? Nous attendons quinze jours
le moment de nous confier à la mer, celui où la nouvelle lune nous promet un
vent favorable. Prêt à partir, je renvoie à Rome et à ses études Palladius,
l'espoir et l'honneur de ma race ; cet éloquent jeune homme venait d'être envoyé
des Gaules à Rome pour y apprendre le droit. Les liens les plus doux nous
unissent ; c'est mon fils par la tendresse, mon parent par les liens du sang :
son père Exupérance apprend aux peuples de l'Armorique à bénir le retour de la
paix ; il rétablit chez eux le régime des lois et de la liberté, et les sauve de
la domination de ceux qui ne doivent être que leurs esclaves. Nous levons
l'ancre au moment où la lueur douteuse de l'aurore rend aux objets leurs
couleurs et permet de reconnaître les campagnes. Nous glissons sur de petites
barques entre les rivages voisins, où nous voyons s'ouvrir de nombreux asiles
pour nos embarcations. C'est pendant l'été que les gros navires doivent se
risquer sur les flots ; mais l'automne est plus sûre pour une barque qui fuit
rapidement. Nous dépassons le territoire d'Alsium, Pyrgi disparaît à notre vue :
ce ne sont maintenant que de grandes villas, c'étaient naguère de petites cités.
Bientôt le nautonier mous montre le pays de Curé ; le temps lui a fait perdre
son ancien nom d'Agylla. Nous longeons ensuite Castrum, dont les murs sont
rongés par les flots et par les années : une vieille porte indique l'emplacement
de cette ville à demi ruinée. Cette porte est gardée par une petite statue
représentant un dieu champètre et par-devant portant une inscription. Quoique le
temps ait effacé l'ancien nom de cette ville, on dit que c'était le Castrum
d'Inuus. Inuus, c'est Pan qui a quitté le Ménale pour les forêts de là
Tyrrhénie, ou Faune, qui parcourt encore les lieux de sa naissance ; ce dieu
renouvelle toutes choses et verse partout la fécondité; c'est pour cela qu'on le
suppose si ardent pour les plaisirs de l'amour. L'Auster, soufflant avec
violence, nous force de relâcher à Contumcellae ; notre barque est à l'abri dans
un port tranquille : c'est un cirque fermé par des jetées ; une île, faite de
main d'homme, en protège l'étroit accès ; elle élève dans les airs deux tours,
et, resserrant l'entrée du port, elle laisse deux passages ouverts à ses deux
extrémités. On ne s'est pas contenté d'offrir aux vaisseaux un asile assuré dans
ce vaste port, et de les garantir du moindre souffle qui aurait pu s'y glisser ;
on a fait pénétrer la mer au milieu des maisons, où ses eaux immobiles lie
connaissent plus les variations de l'air : c'est ainsi qu'à Cumes la mer rendue
captive résonne sous les coups des nageurs, dont les bras remués avec lenteur la
frappent alternativement. Nous voulons voir le lieu appelé Thermes du Taureau
: le trajet est court, il n'est que de trois milles. Les eaux de cette fontaine
n'ont pas de saveur amère ; elles sont chaudes, sans que leur couleur soit
altérée par des vapeurs sulfureuses. Elles ont une odeur si pure, un goût si
agréable, qu'on se demande, en s'y baignant, lequel vaut le mieux de les prendre
en bains ou de les boire. S'il faut en croire la tradition, c'est un taureau qui
a découvert cette fontaine et donné aux hommes ces bains d'eaux chaudes, en
faisant jaillir la terre autour de lui, comme il fait quand il se prépare au
combat, et qu'il use sur le tronc des chênes ses cornes inclinées. Peut-étre
aussi est-ce un dieu qui, pour révéler les richesses de ce sol brûlant, prit la
figure d'un taureau, comme fit Jupiter, quand, pour entraîner à travers les mers
la fille adorée d'Agénor, il invita la jeune fille à s'asseoir sur sa croupe.
Non, la Grèce n'a pas le privilége des grands prodiges ; c'est un coursier qui
fit jaillir la fontaine d'Hélicon : croyons que cette source a une origine
semblable, puisque la fontaine des Muses a pu naitre sous le pied d'un cheval.
Messala, dans des vers où il célèbre ce lieu, compare cette source aux fontaines
des Muses ; ces vers délicieux, inscrits sur la porte sacrée, charment celui qui
entre dans le temple, et l'arrêtent encore à sa sortie. C'est lui, c'est ce
Messala qui descend du premier consul, et dont la race remonte jusqu'aux
Publicola : c'est lui qui fut préfet du prétoire ; mais son génie, sa puissante
parole lui ont mérité plus d'illustration. C'est lui qui nous a appris quel
sanctuaire habite l'éloquence, le coeur d'un homme de bien. Le crépuscule
humide brille à l'horizon empourpré nos voiles s'ouvrent pour préter leur flanc
à la brise. Nous dérivons un peu pour éviter les sables que le Minion amasse sur
le rivage ; ses eaux, s'échappant par son étroite embouchure, bouillonnent sur
ce fond dangereux. Le sommet de quelques édifices nous indique la place de
Graviscae ; pendant l'été cette ville est infectée par les exhalaisons des
marais. Mais des bois épais couvrent de verdure tout le voisinage, et l'ombre
que des pins projettent dans la mer semble flotter au fond des eaux. Nous voyons
les ruines antiques et les murs noircis de Cosa, murs déserts et sans gardiens.
J'ai honte, au milieu d'un ouvrage sérieux, de conter la ridicule histoire de
ses malheurs ; mais pourquoi n'en pas rire franchement ? On dit qu'autrefois ses
habitants furent obligés d'émigrer, chassés par des rats qui infestaient leurs
demeures. J'aimerais mieux croire aux défaites des Pygmées, et à la ligue des
grues acharnées à cette guerre implacable. Non loin de là nous gagnons le
port qui a reçu le nom d'Hercule. Une brise légère s'élève à la chute du jour.
Les vestiges d'un camp nous rappellent la fuite précipitée de Lepidus en
Sardaigne ; car c'est sur le rivage de Cosa, que Rome, guidée par la valeur de
Catulus, repoussa des Romains devenus ses ennemis. Il fut pourtant plus
coupable, ce Lepidus, qui, dans les discordes civiles, soutint avec ses deux
collègues des guerres impies, et vint , par des secours nouveaux, écraser,
augrand effroi du monde, la liberté relevée par la bataille de Modène. Un
troisième Lepidus, couvant au sein de la paix de coupables desseins, subit le
sort réservé au crime. Le quatrième tenta de se glisser jusqu'au trône des
Césars, et reçut la peine de son incestueux adultère. Maintenant d'autres encore
.... Mais pour eux, c'est à la renommée à en faire justice ; c'est à la
postérité à juger et à flétrir cette race coupable. Croirai-je que l'instinct du
crime se transmet avec le sangs ? ou qu'aux mêmes moeurs s'attache le même nom ?
Quoi qu'il eu soit, c'est un fait singulier dans les annales de Rome, que l'épée
ait eu tant de fois à punir le crime des Lepidus. L'ombre ne s'était pas
encore retirée, que déjà nous nous confions à la mer, poussés par un vent qui
nous vient de la montagne voisine. Le mont Argentarius s'avance au milieu des
ondes, et sa double cime presse deux golfes azurés. Ce promontoire n'a que six
milles de largeur ; par mer, il a trente-six milles de tour. Tel l'isthme
d'Éphyre s'allonge entre les mers d'Ionie, dont les flots viennent battre son
double rivage. Nous nous avançons avec peine au milieu des rochers semés sur
notre route ; les circuits que nous sommes obligés de faire, rendent cette
navigation laborieuse. Chaque détour change pour nous la direction du vent, et
les mêmes voiles qui aidaient notre marche, la retardent tout à
coup. J'admire de loin les sommets boisés d'Igilium ; il serait mal de ne pas
leur payer le tribut de louanges qui leur est dû. Naguère cette île a vu ses
bois préservés de l'invasion, soit par le bonheur de la situation, soit par le
génie tutélaire de l'empereur. Un simple détroit l'a aussi bien défendue contre
les armes des vainqueurs, que si l'étendue des mers l'eût isolée du continent.
Cette île recueillit un grand nombre de citoyens échappés de Rome saccagée ;
c'est là qu'ils trouvèrent enfin le repos et un asile qui les rassura contre
le danger. Un grand nombre d'îles n'avaient pu échapper aux désastres du
continent, et la cavalerie des Goths, malgré la nature, s'était fait craindre
jusque sur les mers. C'est un prodige que, par une contradiction singulière, ce
port ait été à la fois si près des Romains et si loin des Goths. Nous entrons
dans les eaux de l'Umbro ; c'est une rivière assez considérable ; sa large
embouchure est un asile pour les vaisseaux effrayés de la tempête. Toujours il
présente un accès facile aux navires que la mer y apporte, lorsque l'ouragan
furieux s'abat sur les flots. J'aurais voulu descendre sur cette rive tranquille
; mais les matelots ont hâte d'aller plus loin, et il faut les suivre. Mais
voilà qu'en dépit de notre impatience le vent et le jour nous abandonnent à la
fois ; nous ne pouvons ni avancer, ni revenir sur nos pas. Nous choisissons sur
le sable du rivage une place pour y passer la nuit : un bois de myrtes nous
fournit le feu du soir. Nous dressons sur nos rames de petites tentes ; un croc
en travers forme le sommet de cette retraite improvisée. Le jour, arrive,
nous avançons à force de rames ; nous semblons rester en place, mais
l'éloignement de la terre nous prouve que nous avons fait du chemin. Nous
rencontrons Ilva, célèbre par ses mines de fer, aussi riche que celles du
Noricum. Les vastes forges des Bituriges n'en travaillent pas une quantité plus
grande ; le feu n'en dégage pas davantage des minerais de la Sardaigne. Une
terre si riche en fer est plus utile aux peuples que le sable semé de paillettes
d'or sur lequel roule le Tage, le fleuve de Tartesse. L'or, fléau des nations,
enfante tous les vices ; l'aveugle amour de l'or conduit à tous les crimes. L'or
triomphe de la vertu conjugale ; les embrassements des vierges, l'or peut les
acheter. L'honneur même, vaincu par l'or, livre les villes vainement défendues ;
c'est au moyen de l'or; que l'ambition furieuse sème la corruption. Mais c'est
le fer qui défriche les campagnes incultes ; c'est le fer qui donna d'abord aux
hommes le moyen de subsister. Le siècle des demi-dieux ignora Mars et ses
fureurs, et se servit du fer contre les bêtes féroces. Mais cet usage innocent
du fer ne suffit pas à l'homme, si des armes de fer ne viennent donner à son
bras la force qui lui manque. C'est par ces pensées que je soulageais l'ennui
d'une lente navigation, tandis que les matelots faisaient retentir l'air de
leurs chiants grossiers. Le voisinage de Falérie nous invite à nous y reposer
de nos fatigues, Phébus n'étant encore qu'à la moitié de sa carrière. Des
paysans remplissaient les rustiques carrefours, et la joie d'un jour de fête
leur faisait oublier leurs peines. C'était le jour où Osiris féconde pour des
moissons nouvelles les semences confiées à la terre. Nous sortons de la ville,
et nous allons nous amuser dans la villa voisine : nous nous arrétons avec
délices sur les bords d'un étang,
dont une partie est enfermée et forme un vivier tout rempli de poissons qui
jouent et s'agitent à l'aise dans leur spacieuse prison. Mais ce qui gàta pour
nous les charmes de cet agréable séjour, ce fut la présence d'un fermier plus
cruel pour ses hôtes qu'Antiphate lui-même. Le gardien de ce lieu élait un Juif
chagrin, espèce d'animal qui ne se nourrit pas comme l'homme. Il se plaint que
nous tourmentons ses arbustes, que nous agitons ses roseaux; à l'entendre, nous
lui avons porté un grand dommage en touchant à l'eau de son étang. Nous lui
répondons par toutes les injures dues à cette race dégradée, qui mutile sans
pudeur les parties génitales ; à cette race, souche de toute folie, qui aime à
célébrer sa fête si froide du sabbat, mais dont le coeur est plus froid encore
que ces superstitions. Le septième jour est condamné chez eux à une honteuse
oisiveté: cette inaction est un symbole de la fatigue de leur dieu. Quant aux
autres extravagances de cette race d'imposteurs et d'esclaves, je crois que
parmi les enfants mêmes il y en a beaucoup qui refuseraient d'y ajouter foi. Et
plût aux dieux que jamais la Judée n'eût été soumise par les armes de Pompée et
de Titus ! C'est un ulcère mal guéri qui porte plus loin ses ravages : la nation
vaincue pèse sur les vainqueurs. Borée en s'élevant s'oppose à notre marche;
mais nous luttons contre lui en nous dressant sur nos rames tant que le jour
cache les astres. Près de là , Populonie étend son tranquille rivage, où la
nature a creusé un port dans les terres. II n'y a point là de phare portant à
son sommet un flambeau qui rayonne au milieu des nuits ; mais jadis on y a
choisi un rocher énorme dont la créte domine les flots vaincus, et on y a élevé
un château destiné à deux usages, à protéger les terres, à éclairer les flots.
On ne peut plus reconnaître les constructions, ouvrage des siècles passés ; le
temps a dévoré ces grandes murailles : l'enceinte est brisée çà et là, et il
n'en reste que des vestiges ; les toits sont étendus sur le sol, ensevelis sous
de vastes décombres. Et nous, êtres chétifs, nous nous indignerons de mourir,
quand ces exemples nous apprennent que les villes aussi sont sujettes à la mort
! Là une heureuse nouvelle, qui se confirme peu à peu, faillit me déterminer
à retourner à Rome. Nous apprenons que la préfecture de la ville sacrée a été
accordée à ton mérite, ô mon ami bien-aimé. Je voudrais faire entrer dans mon
vers ton véritable nom ; mais il y a des pieds que la sévérité du mètre doit en
bannir. Au moins, mon ami, ton surnom de Rufius trouvera place ici ; voilà
longtemps que je te célèbre dans mes vers. Ce jour sera pour moi un jour de
fête, comme celui qui jadis honora mes pénates, un jour où ma porte se
couronnera de lauriers et que marqueront encore des voeux pour cet autre
moi-même : que de verdoyants rameaux célèbrent notre commune joie : on a élevé
aux honneurs mon ami, cette moitié de mon âme. O que j'aime à goûter ainsi de
nouveau le plaisir du pouvoir ! c'est jouir encore une fois des honneurs dans la
personne de mon plus cher ami. Nous ouvrons nos voiles au souffle de
l'Aquilon , aussitôt que l'Aurore a brillé sur son char de rose. La Corse
commence à nous montrer ses sombres montagnes ; leur couleur se confond avec
celle des nuages qui les couronnent. Ainsi le croissant aminci de la lune
s'évanouit peu à peu dans les airs, et, aperçu d'abord, il échappe bientôt aux
yeux fatigués. Le peu de largeur de ce canal semble appuyer la fable qui suppose
qu'un troupeau de boeufs le traversa â la nage, alors qu'une femme du nom de
Corsa, suivant un taureau échappé, aborda au rivage de Cyrnos. Plus loin,
dans la mer, s'élève Capraria ; c'est une île sauvage, pleine d'une espèce
d'hommes qui fuient la lumière. Eux-mêmes se donnent le nom grec de moines,
parce qu'ils veulent vivre seuls et sans témoins. Ils fuient les faveurs de la
fortune, parce qu'ils en redoutent les disgrâces : c'est se faire malheureux par
crainte du malheur ! N'est-ce pas le délire d'un cerveau renversé, que de ne pas
pouvoir supporter le bien , par peur du mal ? Peut-être est-ce le destin de ces
vils esclaves, de s'infliger ainsi le châtiment qu'ils méritent ; peut-être un
fiel noir gonflent leur coeur. C'est ainsi qu'Homère attribue à un excès de bile
la morne tristesse de Bellérophon ; on dit, en effet, que ce jeune héros,
offensé par les hommes et rempli d'une sombre douleur, prit en haine le genre
humain. Ma barque entre dans les parages de Volaterra, dont le véritable nom
est Vada, et s'engage dans un canal bordé par des bas-fonds dangereux: Le
gardien de la proue regarde devant lui ; c'est de là qu'il dirige le gouvernail
par les avertissements qu'il jette derrière lui au pilote placé à la poupe.
Cette route incertaine est indiquée par deux arbres, et enfermée entre deux
rangs de poteaux : on a coutume d'y attacher de grandes branches de laurier, qui
frappent les regards par leurs rameaux, par leur verte et épaisse chevelure ; on
a voulu ainsi qu'entre les algues qui croissent sur le limon accumulé contre les
poteaux, le chemin, nettement tracé, conserve toujours ces signaux. Je suis
forcé d'aborder, le Corus soufflant alors avec cette violence qui brise souvent
d'épaisses forêts. A peine pouvons-nous, dans les maisons voisines, nous abriter
contre la pluie qui tombe par torrents ; nous trouvons près de là un asile dans
la maison d'Albinus, mon ami ; car je peux lui donner ce titre, quand Rome lui,
a transmis ma charge, quand il est revêtu des fonctions civiles que je
remplissais. Son mérite compense sa jeunesse et n'a pas attendu le nombre des
années ; c'est un jeune homme par son âge, un vieillard par la gravité de ses
moeurs. La conformité de nos coeurs nous inspira une mutuelle considération ;
notre sympathie s'accrut par des services réciproques. Il me céda les rênes du
pouvoir, quoiqu'il y pût parvenir ; mais aimer son rival heureux, c'était
l'emporter sur lui. J'eus le temps de voir les salines placées au pied de sa
villa ; c'est ainsi que l'on nomme un marais salant ; la mer y est déversée par
des canaux creusés dans la terre, et des rigoles viennent la distribuer dans des
réservoirs séparés. Quand le Sirius approche de nous ses feux brûlants, que les
herbes se flétrissent, que la sécheresse règne dans les campagnes ; alors, avec
des digues, on ferme l'accès à la mer, et le sol échauffé condense dans les
réservoirs ses ondes devenues immobiles. Cette eau, douée de la propriété de se
coaguler, absorbe les rayons brûlants du soleil ; et les chaleurs de l'été en
font une croûte épaisse, semblable à la surface glacée qui couvre le sauvage
Ister, lorsque ses flots enchaînés portent d'énormes chariots. Que le savant qui
recherche les causes des phénomènes naturels, exerce ici sa pénétration, et me
dise pourquoi le même foyer de chaleur produit des effets si différents ; les
eaux durcies par le froid recommencent à couler à l'aspect du soleil, et ici les
eaux s'arrêtent sous l'influence de ses rayons. Oh ! comme souvent le bien
est produit par le mal ! Une tempête maudite fait mon bonheur en me retardant
! Je trouve là Victorinus, cet ami qui tient une si grande place dans mon
coeur, et cette rencontre nous comble tous deux de joie. La prise de Tolosa, en
l'exilant de sa patrie, le força de s'établir dans les champs de la Toscane, et
de placer ses pénates sur un sol étranger. Sa sagesse n'a pas brillé seulement
dans l'infortune ; son coeur a supporté de même l'épreuve de la prospérité.
L'Océan connaît ses vertus ; Thulé, les champs labourés par le sauvage Breton
peuvent en rendre témoignage : la manière dont il remplit dans cette contrée la
charge de vicaire des préfets a été récompensée par l'affection que lui portent
toujours les Bretons. Ce pays est rejeté, il est vrai, aux extrémités de la
terre ; mais dans soit gouvernement, il était comme au centre du monde. Ce qui
augmente sa gloire, c'est d'avoir voulu se faire aimer par des peuples dont il
est moins honteux d'avoir à subir l'aversion. Élevé dernièrement à la dignité de
comte du palais impérial, il a, par amour pour les champs, dédaigné une si haute
fonction. Ses embrassements me firent oublier les vents contraires ; il me
semblait déjà que je jouissais d'une portion de ma patrie. L'aurore aux
lueurs safranées avait amené les chevaux brillants du jour ; la brise qui vient
du rivage nous engage à tendre nos antennes. Un souffle paisible soulève
mollement la flamme placée au haut du mat. Les voiles dociles tremblent au vent,
sans tourmenter les cordages. Gorgon s'élève au milieu des flots qui la
baignent, entre le rivage de Pise et celui de Cyrnos. Je me détourne avec
douleur de ces rochers qui me rappellent un malheur trop récent ; c'est là qu'un
infortuné est venu se séparer de la société pour s'ensevelir tout vivant.
C'était un de mes amis, jeune, d'une noble famille ; sa fortune, l'union qu'il
avait contractée, répondaient à sa naissance : poussé par les furies, il
abandonna les dieux et les hommes, et la superstition lui fait aimer l'exil dans
une honteuse retraite. Le malheureux : il se figure que les souillures du corps
sont agréables au ciel ; et il se soumet à des tortures que ne lui infligeraient
point les dieux ofensés. Oui, je le demande, cette secte n'est-elle pas plus
funeste que les poisons de Circé ? Ils n'avaient d'action que sur le corps,
tandis qu'elle métamorphose les âmes. Nous gagnons ensuite Triturrita : ainsi
s'appelle une villa qui s'étend sur une péninsule au milieu de la mer qu'elle
refoule. Elle s'avance dans les flots sur des rochers unis par la main de
l'homme ; et celui qui éleva cette demeure a d'abord construit le sol sur lequel
elle s'appuie. Le port voisin excite mon admiration ; il est célèbre ; c'est le
marché de Pise, et la mer y apporte ses richesses. Ce havre présente un
merveilleux aspect ; il est battu par les flots de la pleine mer, et ses rivages
découverts sont exposés à tous les vents. Ce n'est point une baie abritée par
des jetées, et qui puisse braver les menaces dÉole ; mais de grandes algues, qui
s'enlacent dans ses eaux, reçoivent les navires qu'elles heurtent doucement;
tout en cédant aux flots, elles enchaînent leur violence, et empêchent ainsi la
mer de venir y rouler ses vagues énormes. L'Eurus qui chasse les nuages avait
ramené un temps favorable à la navigation : mais je voulus voir Protadius. Pour
se faire de lui une idée exacte, qu'on se représente l'image même de la vertu.
La peinture ne saurait donner de lui un portrait plus ressemblant que ce
portrait idéal formé de la réunion de toutes les dualités. Son visage frappe
d'abord par une expression de sagesse ; l'équité y respire et commandé
l'admiration. Ces éloges peuvent paraître suspects dans la bouche d'un Gaulois
vantant un concitoyen ; mais Rome, dont il a été le préfet, peut lui rendre
témoignage. Au lieu des biens paternels, il ne possède en Ombrie qu'une
habitation médiocre ; mais la vertu égale pour lui la bonne et la mauvaise
fortune. Ce peu qu'il possède encore, semble une richesse à ce coeur invincible
; c'est que jadis les richesses lui semblaient être peu de chose. Un étroit
terrain renfermait autrefois les maîtres des rois ; un enclos de quelques
arpents enfantait les Cincinnatus : pour nous l'exemple de Protadius vaut bien
le soc de Serranus et le foyer de Fabricius. Dès que j'eus placé mes
embarcations dans un abri sûr, je me rends à Pise par la route de terre. Le
tribun me fournit des chevaux ; il m'offre même des voitures ; ce tribun était
mon ami, depuis qu'il avait servi avec moi, lorsque, comme maître des offices,
je commandais le palais et la garde du pieux empereur. Je contemple cette
ville antique, originaire des bords de l'Alphée ; l'Arnus et l'Auser l'entourent
d'un double courant. Ces rivières, en se réunissant, forment un cône de
pyramide, et la langue de terre qu'ils embrassent, étroite à son extrémité, va
en s'élargissant. Mais dans leur lit commun , l'Arnus conserve son nom et le
garde jusqu'à la mer. Longtemps avant que la fortune vînt greffer le rameau
troyen sur la souche des rois de Laurence, le sol de l'Étrurie reçut Pise,
sortie de l'Élide ; son nom révèle et atteste son origine. Là s'offrit à mes
yeux l'image sacrée de mon père, que les Pisans ont placée dans leur forum. Les
éloges donnés à un père que j'ai perdu, m'arrachent des larmes, et une joie
douloureuse me fait verser des pleurs. Mon père autrefois gouverna les champs
Tyrrhéniens, et exerça le pouvoir confié aux six faisceaux proconsulaires, il
racontait, je m'en souviens, que, dans une carrière marquée par tant d'honneurs,
c'était le gouvernement de Toscane qui avait le plus flatté son coeur. En effet,
ni la charge de distributeur des largesses sacrées (une dignité si haute !), ni
l'office de questeur ne lui fut plus agréable. Et même, qui le croirait ? son
affection pour les Toscans allait jusqu'à lui faire préférer ce gouvernement à
1a préfecture. Il avait raison, il avait éprouvé leur amour : leur
reconnaissance honore sa mémoire par d'éternelles actions de grâces ; et les
vieillards, recueillant leurs souvenirs, parlent à leurs enfants de son
gouvernement, tout à la fois ferme et modéré. Ils sont heureux de voir que mes
dignités ne sont pas au-dessous de celles de mon père, et ils m'aiment ainsi et
pour mon père et pour moi-même. Cette gloire paternelle, je l'ai vue confirmée
par de fréquents témoignages en parcourant le voisinage de la voie Flaminia ; le
nom de Lachanius est révéré comme celui d'un dieu par la Tyrrhénie tout entière,
par les enfants des Lydiens. Aimée des gens de bien, cette province conserve les
moeurs antiques ; elle mérite d'avoir toujours de bons gouverneurs, semblables
au noble fils de Lucillus, à Décius, qui gouverne les riches campagnes et les
peuples de Corythus. Il est naturel qu'un père qui voit ses vertus reproduites
par un fils aussi grand, soit heureux d'une telle ressemblance. La muse mordante
de Lucillus, se jouant dans la satire, égalera Turnus et Juvénal. Ses amères
censures ont rétabli l'antique pudeur ; châtier le vice, c'est enseigner la
vertu. Autrefois, dispensateur scrupuleux des largesses sacrées, n'a-t-il pas
repoussé les Harpies qui l'assiégeaient. Ces Harpies, dont les ongles déchirent
l'univers, dont les pieds ne touchent à rien qu'ils ne s'y attachent comme de la
glu, qui rendent Argus borgne et Lyncée aveugle ; car, sous les yeux des
gardiens du trésor, le vol des deniers publics se fait avec la plus grande
dextérité. Mais ces brigandages n'échappèrent point à Lucillus, et une seule
main résista à tant de mains avides, aux cent mains de ces nouveau
Briarées. Déjà, revenu de Pise à Triturrita, je livrais au souffle heureux du
Notus ma voile pendante, quand tout à coup le ciel se couvre de sombres nuages ;
des éclairs jaillissent et déchirent la nue : nous nous arrêtons ; car qui
oserait, par un temps orageux, se confier à la mer en démence ? Nous occupons le
loisir que la mer nous impose à parcourir les forets voisines, et nous nous
livrons à l'exercice de la chasse. Le paysan, qui nous reçoit, nous fournit les
instruments nécessaires, avec des chiens dont l'odorat subtil fait découvrir le
gîte. Bientôt vient se prendre dans nos pièges et dans les larges mailles de nos
filets un sanglier aux dents terribles comme la foudre ; un sanglier que n'eût
osé attaquer le bras de Méléagre, et qui eût échappé aux étreintes puissantes du
fils d'Amphitryon. Alors la trompette fait retentir l'écho des collines, et les
chasseurs, qui rapportent la proie, la rendent plus légère par leurs chansons.
Cependant l'Africus aux ailes humides ne cesse pendant plusieurs jours de voiler
le ciel sous de sombres nuages. Déjà, au point du jour, le coucher des Ilyades
était accompagné de pluies violentes, qui nous cachaient aussi le Lièvre, étoile
peu brillante, mais puissante à soulever les flots, et sous laquelle nul navire
n'ose quitter la terre inondée de pluie : car elle est voisine de l'orageux
Orion, et fuit, humide proie, devant le Chien brûlant. Nous vîmes les flots
jaunis par le sable agité et la mer vomissant ses ondes inonder les campagnes.
Ainsi l'Océan se répand au milieu des plaines, quand il couvre de ses flots
vagabonds une terre qu'il doit bientôt abandonner ; soit que, refoulé par un
autre univers, il vienne se briser contre le nôtre, soit qu'il aille nourrir de
ses eaux les astres éclatants.
LIVRE SECOND
Le premier livre avait peu d'étendue, et ne faisant
encore sur le cylindre qu'un petit nombre de tours, il pouvait être continué ;
mais j'ai craint l'ennui qui s'attache à un travail trop prolongé, l'effroi
qu'inspire au lecteur un ouvrage sans divisions. Souvent un trop long repas
inspire le dégoût l'eau que l'on boit à petites gorgées est plus douce à la soif
: la pierre qui porte inscrits les milles parcourus, semble reposer le voyageur
fatigué de la longueur du chemin. Honteuse et timide, ma muse aime mieux
parcourir en deux fois la carrière qu'il eût mieux valu achever d'une seule
haleine. Délivré enfin des tempêtes qui nous tenaient assiégés dans le port
de Pise, nous prenons le large. La mer paisible scintille sous les rayons du
soleil, et l'onde sillonnée fait entendre un léger murmure. Nous commençons à
apercevoir les flancs de l'Apennin, près du promontoire élevé où Thétis vient se
briser en frémissant. Quand on veut embrasser d'un regard l'Italie, la reine
du monde, et la considérer dans son ensemble, on trouve qu'elle s'avance
semblable à une feuille de chêne, resserrée sur ses deux flancs par les mers qui
se réunissent à son extrémité. Elle s'étend dix fois l'espace de cent milles,
depuis les terres des Ligures jusqu'aux mers de la Sicanie : les eaux furieuses
de la mer Tyrrhénienne et de l'Adriatique viennent ronger ses flancs et y former
différents golfes. Dans l'endroit où la terre est le plus resserrée entre les
deux mers qui la pressent, elle n'a que cent trente milles de
largeur. L'Apennin se prolonge obliquement entre les deux mers, dont l'une
est exposée au soleil du matin, l'autre à celui du soir. Le versant oriental
domine la mer de Dalmatie ; le versant occidental voit se briser à ses pieds les
ondes bleuâtres de la mer Tyrrhénienne. Si nous reconnaissons dans le monde les
combinaisons d'une intelligence supérieure ; si nous voyons dans cette oeuvre
immense l'ouvrage d'un dieu, nous devons croire qu'il a étendu l'Apennin pour
servir de rempart au Latium, pour en fermer l'entrée par des gorges
inaccessibles. La nature a craint d'être accusée de négligence, de n'avoir pas
fait assez pour Rome en opposant les Alpes aux menaces des enfants du Nord : de
même, dans le corps, elle a multiplié autour des parties vitales et essentielles
les membranes qui devaient les protéger. C'est ainsi qu'avant de naître, Rome
avait mérité cette suite de remparts, et préoccupait déjà la pensée des
dieux. C'est ce qui rend encore plus grand le crime de Stiliclion, qui a
voulu déjouer la prévoyance de la nature en ouvrant l'empire aux barbares. Il
voulut que la race des Romains périt avant lui ; ses cruelles fureurs ont tout
bouleversé. Craignant pour lui les entreprises par lesquelles il s'était fait
craindre, il introduisit les barbares en Italie pour la perte de Rome. Il cacha
un ennemi redoutable dans le sein même de la patrie désarmée, et par le mal
qu'il lui faisait ainsi, se préparait des moyens de lui en faire davantage. Rome
était livrée à ces barbares couverts de peaux ; elle était captive avant d'ètre
prise. Le traître ne s'est pas contenté de l'attaquer avec les armes des Goths ;
il a anéanti, avec les livres Sibyllins, l'avenir révélé à Rome. Nous maudissons
Althée, parce qu'elle brûla le tison fatal; on dit que des oiseaux pleurent le
cheveu de Nisus : mais Stiliclion a voulu briser le gage auquel les destins
attachaient l'éternité de l'empire, les fuseaux des Parques encore chargés
d'années. Que les tourments de l'infernal Néron soient suspendus ! Une ombre
plus coupable doit appeler sur elle les flambeaux des Furies. Néron n'a frappé
qu'une mortelle ; c'est une immortelle qu'a frappé Stilichon : l'un a tué sa
mère, l'autre la mère du monde. Cette digression nous a peut-étre entraînés
trop loin ; rentrons dans le chemin que se propose ma muse. Nous arrivons
bientôt dans une, ville aux blanches murailles, à laquelle la sueur brillante du
Soleil a donné son nom. Les pierres qu'elle produit surpassent, par leur surface
brillante et veinée, les lis aux riants calices : cette terre est riche en
marbres dont l'éclat semble défier celui de la neige la plus pure . . . . . . .
. . .
vers
le texte latin

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